Ma grand mère est décédée dans la nuit du 27 au 28 décembre 2012.
Je ne l’avais pas vue depuis plusieurs années. La dernière fois, elle
n’était déjà plus la femme que j’avais connue, et ce constat m’avait
ébranlée profondément. Depuis, je ne l’ai plus jamais appelée, je ne
suis plus jamais retournée la voir. J’ai agi comme si elle était déjà
partie.
Je n’écris pas aujourd’hui pour ressasser ma peine, ni pour me
justifier. Je le fais pour rendre hommage à la personne sans qui je
n’aurais peut-être pas réussi à respirer, quand, ado, je me noyais dans
le chagrin et la colère. J’écris pour immortaliser la femme qui a pris
soin de moi, de ma sœur et de mes cousins tous les étés, et que j’ai
sincèrement, tendrement aimée, et qui me manque d’autant plus maintenant
que le mot « incinération » a claqué dans l’air, comme pour anéantir ce
qui lui restait d’humain pour la conduire définitivement au rang de
souvenir flou.
Ma grand-mère était mince et bronzée, avec des yeux bleus qui seuls,
pour moi, trahissaient son âge. Quand on est en vacances dans le sud, on
passe une bonne partie de son temps sur la plage, ce qui fait que j’ai
maintes fois admiré son corps parcouru de rides profondes, rides que
j’ai toujours trouvées belles, qui la paraient aussi bien que ses
discrets bijoux dorés, et disaient à son propos tant de choses que ne
savaient pas les grosses dames siliconées de l’autre côté de la plage.
Quand elle venait nous chercher à l’aéroport, quand nous étions petites
ma sœur et moi, elle nous installait bien sûr à l’arrière de la voiture,
et souvent je regardais ses yeux dans le rétroviseur, et il en émanait
une telle tristesse et une telle douceur, que je pouvais déjà percevoir
que c’était la vie tout entière qui avait imprimé ça dans son regard. Ce
n’était pas la peine qui pouvait rembrunir le regard de mes parents
après une dispute, même grave. C’était tout un grenier, tout un monde de
souvenirs accumulés, que je pouvais juste apercevoir, à peine
effleurer, comme distinguer un antique trésor à travers la surface d’une
eau claire.
Ma grand-mère voyageait tous les ans, et nous rapportait des cadeaux
du monde entier. Son salon-salle à manger contenait un bric-à-brac
fascinant, de sa collection de poupées en porcelaine au grand sombrero
piqué au mur, des masques vénitiens aux colifichets amérindiens. Je me
souviens d’une anecdote qu’elle racontait, à propos de la Tunisie je
crois, et qui impliquait un quiproquo basé sur le mot « chiottes »,
typique de son franc-parler si décalé par rapport à son éducation
vieille France. Ma grand-mère ne supportait pas que je sorte décoiffée,
mais elle employait sans arrêt des mots comme couillon et mariolle.
Elle ne comprenait pas que ma sœur et moi fussions si réservées et
que nous préférions lire plutôt que de rencontrer des jeunes de notre
âge, elle se moquait gentiment de nos goûts musicaux, en particulier
pendant notre période Pascal Obsipo, qu’elle et ses copines avait
surnommé « Pisse-au-pot », la grande classe. Ce qui ne l’a pas empêchée,
un soir, de prétendre nous emmener voir les étoiles filantes, pour en
fait nous confier aux bons soins de l’équipe de sécurité qui officiait…
au concert que Pascal Obispo donnait cette nuit-là dans un chapiteau à
Bandol. Notre premier concert, je crois !
Un jour, elle m’a sévèrement rembarrée parce que j’avais dit
« Bonjour » et pas « Bonjour Monsieur » à son ami qui passait à la
maison. Une autre fois, elle a téléphoné à ma mère pour lui demander si
elle allait vraiment m’autoriser à me teindre les cheveux en rouge. Elle
croyait qu’un mariage inter-racial est une hérésie (mais elle n’était
pas raciste, cependant).
Et pourtant, c’est aussi elle qui un jour m’a donné le meilleur
conseil que j’ai reçu de toute ma vie, celui qui a probablement tout
changé, et que je m’efforce encore de suivre aujourd’hui. Elle
comprenait ce que j’étais, profondément. Je me rappelle qu’un jour, ma
sœur, les deux amies avec qui nous étions venues et mes deux cousins,
Yoann et Christophe, ont décidé de jouer aux cartes et j’ai refusé. Ma
grand-mère savait que j’avais peur, que ma timidité maladive me donnait
l’impression que je n’allais rien comprendre et me ridiculiser. Sans
elle, peut-être que je n’aurais jamais appris à jouer au tarot ! (ce
n’est pas ça, le conseil qui a tout changé).
Ma grand-mère s’appelait Suzanne, mais tout le monde l’appelait
Suzette. D’ailleurs sa meilleure copine s’appelait Suzon, ça les faisait
rigoler, elles pensaient à la chanson de Dany Brillant. A Rambouillet,
nous habitions sa maison, mais elle s’était établie à Sanary depuis si
longtemps qu’elle avait pris l’accent du sud, et elle prononçait
« rose » avec le « o » ouvert. C’est le seul mot dans lequel je
parvienne encore à entendre sa voix, mélodieuse, un peu rauque, la voix
qui accompagnait ces yeux doux qui pétillaient d’amour.
Mamie. Les années ont filé. Pour moi, à toute vitesse ; pour toi, je
ne sais pas, est-ce que le temps a ralenti, est-ce que ça ressemblait à
un long présent, est-ce que tu te souvenais ? J’étais dans un train qui
filait autour du monde et toi, tu marchais le long des rails. Je pensais
à toi, tu m’accompagnais partout. Je porte très souvent le collier que
tu m’avais rapporté des Andes, du Pérou je crois. Celui que j’ai cru
avoir perdu dans les vestiaires, au collège – personne n’en a jamais
rien su.
Mamie, la maladie et le déclin m’ont toujours fait fuir. Je t’ai
abandonnée. Je pense que tu ne t’en souviens pas, c’est d’ailleurs pour
ça que je l’ai fait. Je ne suis pas courageuse, je ne sais pas comment
affronter ces choses. Je n’étais pas là quand tu es partie, ni quand on
t’a mise dans une boîte qu’on a fait brûler, et une part de moi en est
soulagée.
Parce qu’ainsi tu peux rester avec moi. Je ne donnerai pas ce crédit à la mort.
Mamie, j’espère que jamais tu n’as su ma lâcheté. Je préfère croire
que tu m’as oubliée il y a bien longtemps. Mais je voudrais que tu
saches que je viens toujours te visiter dans les chambres secrètes de ma
mémoire, que je continue de te demander toutes sortes de choses et que…
je t’aime.
Je n’oublie pas. Jamais.
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